En vue de promouvoir les investissements miniers, les Etats d’Afrique ont généralement élaboré des réglementations et négocié des contrats bien souvent marqués par un déséquilibre abusif au profit des entreprises minières. Ce déséquilibre se traduit, sur tous les plans, par des avantages importants non nécessaires conférés aux sociétés.
Sur la question spécifique de la responsabilité limitée des sociétés affiliées. S’il est difficile de contester que l’investissement réalisé par sociétés minières demeure non négligeable pour la mise en œuvre des politiques de développement de ces Etats, on ne peut les évoquer sans penser à l’impact social et environnemental qu’entraînent leurs activités.
En dépit des dégâts résultant des activités de ces sociétés, elles échappent au contrôle des Etats. Car, au plan capitaliste, les opérations de cession d’actions intervenant entre elles (en tant qu’affiliées) échappent largement aux moyens de contrôle (clause d’agrément et de préemption) institués par les Etats.
De même, elles sont irresponsables (en tant que cédants) des agissements dommageables commis par les sociétés cessionnaires y compris lorsqu’elles ont des liens d’affiliation.
Cette irresponsabilité du cédant se traduit, dans les contrats miniers négociés par les Etats d’Afrique, par des dispositions similaires à celle de l’article 36.4 de la Convention minière de 2011 entre le gouvernement de la République du Sénégal et la Société AGPL Investments Pte. Ltd.
Au titre de cette disposition, « Les cessionnaires devront assumer tous les droits et obligations du cédant découlant de la présente convention, du permis de recherche, du permis d’exploitation, ou de la concession minière ainsi que de tous les droits et obligations résultant de la participation dans la société d’exploitation ». Il résulte de cette disposition, que dès la réalisation des opérations de cession d’actions, le cessionnaire substitue, à tous égards, le cédant qui se délie de ses engagements initiaux.
Au regard de l’état du droit, ce mécanisme d’irresponsabilité ne constitue pas en soi une situation exceptionnelle. Il n’est qu’une des conséquences de la RESPONSABILITÉ LIMITÉE s’appliquant à un très grand nombre de sociétés y compris minières. En vertu de ce principe, les « actionnaires ne supportent le risque qu’à concurrence du montant de leur investissement, qui est déterminé a priori, plutôt qu’a posteriori » c’est-à-dire au montant de leurs apports au capital de la société. Il est ainsi établi un « voile (…) entre le patrimoine personnel des actionnaires et le patrimoine de la société ».
C’est en considération de ce voile qu’« en cas de pertes, les actionnaires ne peuvent être inquiétés sur leurs biens propres : si la société ne peut éponger ses dettes, ce sont les créanciers qui la supporteront ». D’ailleurs, alors que leurs (les actionnaires) biens personnels sont protégés contre les pertes éventuelles, ils demeurent certains de bénéficier des profits en cas de succès.
Cette règle de la responsabilité limitée fut historiquement instituée au profit des actionnaires en vue de favoriser l’esprit d’initiative des sociétés. Elle les encourage à investir dans des projets risqués tels que les projets miniers que les créanciers n’auraient pas envisagés.
A ce titre, elle externalise le risque d’investissement et le reporte sur les créanciers de la société. Or, l’externalisation des risques est très importante dans des sociétés qui, comme des sociétés minières, sont caractérisées par un actionnariat restreint. Car, l’actionnariat restreint fait des actionnaires, des dirigeants qui ont le contrôle du processus décisionnel (GALLEZ Zoé, La responsabilité de la société mère pour sa filiale : Réflexions sur la levée du voile social, in BRULS Christine (dir.), Les multinationales. Statut et réglementations, Bruxelles, Editions Larcier, 2013, p. 137).
Si elles supportent peu de risques du fait de cette règle de la responsabilité limitée, pourquoi devraient-elles être affranchies du contrôle de la cession d’actions qui permet aux etats de contrôler l’évolution de l’actionnariat ? De même, pourquoi les sociétés mères et, par extension, les sociétés affiliées ne devraient-elles pas être solidaires des dommages causés à l’Etat d’accueil ?
Simplement parce que juridiquement, « chaque entité constituant l’entreprise est clairement distincte et la responsabilité est limitée à chaque niveau d’investissement ». D’ailleurs, toute idée de solidarité mère-fille est, pour certains, « une hérésie juridique dès lors qu’elle méconnait l’autonomie patrimoniale des sociétés ainsi que la limitation de responsabilité à laquelle elles ont droit ».
Il y a ainsi-là une forme de deux poids deux mesures autour du sens de la personnalité juridique de la société minière. Car, lorsqu’une société minière détentrice d’actions doit les céder au profit d’autres sociétés avec lesquelles elle entretient un lien d’affiliation, il n’est pas tenu compte de leur autonomie qui résulte de la personnalité juridique propre à chacune d’elle. Les cessions sont ainsi librement faites comme si elles l’étaient au bénéfice de la même entité.
Cependant, lorsqu’il s’agit, pour ces sociétés, d’assumer la responsabilité du fait des dommages qu’elles ont commis ou d’être solidaires des sociétés affiliées au profit desquelles elles avaient antérieurement librement cédées des actions, il en va différemment. La personnalité juridique des unes est évoquée et opposée aux Etats, au soutien de l’irresponsabilité des autres et ce, malgré leurs liens d’affiliation. C’est-à-dire qu’étant des entités juridiquement distinctes, l’une n’a pas, malgré leur lien d’affiliation, vocation à répondre des actes de l’autre.
Ces mécanismes visant originellement à promouvoir les activités minières paraissent ainsi, sinon abusifs, au moins, inéquitables au détriment des Etats, en ce sens qu’ils permettent aux sociétés minières de bénéficier de beaucoup d’avantages qui ne sont en général nullement contrebalancés par un régime corrélatif de responsabilité.
En outre, ces sociétés profitent de leur implantation dans plusieurs Etats qui fait qu’elles sont soumises à « une pluralité de leg societatis plus ou moins libérales, et, plus largement, à des systèmes nationaux dont la permissivité fiscale, sociale, environnementale (…) sont autant de variables configurant {leur} multinationalisation ». De même, cette situation dans laquelle elles (les sociétés minières) se retrouvent les conduit à appliquer « le phénomène du Law Shopping, pour incorporer mères, sœurs et filles et, en cas de différend avec les Etats qui accueillent leurs activités, celui du forum shopping ».
Quelles solutions ?
Comment donc les contrôler, face à un tel constat, pour défendre, les intérêts financiers, socio-économiques et environnementaux des Etats ? Certains auteurs ont estimé que face à la puissance de ces sociétés, « A l’Etat souverain revient la charge d’internaliser les externalités négatives, (…) de définir et d’imposer des obligations aux entreprises agissant sur leur territoire, à {la société} celle de générer, par ses profits, des externalités positives ».
La question qui se pose n’est ainsi plus celle de l’opportunité d’instituer des mécanismes juridiques de nature à garantir le contrôle que les Etats envisagent d’exercer sur ces sociétés, mais de savoir comment procéder pour y parvenir ? Ainsi, « l’internalisation des externalités négatives » implique, pour les Etats, l’exigence de surmonter un défi préalable.
Il consiste à s’interroger sur la manière de procéder pour éviter « d’adopter des législations qui porteraient atteinte sinon aux droits qu’ils ont déjà consentis aux investisseurs {sociétés minières}, tout au moins aux intérêts de ceux qu’ils cherchent à attirer, et à vouloir, tout en même temps, légiférer pour protéger (…) leurs travailleurs ou l’environnement – et ainsi limiter les externalités négatives générées par les activités des entreprises sur leur territoire ». Peut-on, cependant, rééquilibrer les avantages des sociétés minières et des Etats d’accueil tout en maintenant les mécanismes juridiques en l’état ? Rien n’est moins sûr.
En conséquence, pour éviter d’attribuer indûment (au nom de la seule promotion des activités minières) autant d’avantages aux sociétés minières et de leurs actionnaires, une proposition équitable serait de mieux concilier l’étendue des avantages acquis en vertu de l’affiliation et la reconsidération du régime de responsabilité des sociétés minières ayant un lien d’affiliation.
Cette proposition consiste dans l’institution d’un mécanisme de responsabilité solidaire des cédants (sociétés minière) du fait des actions dommageables des cessionnaires (sociétés affiliées). Concrètement, il s’agirait de la levée relative du voile social pour les comportements dommageables commis par des sociétés affiliées (cessionnaires dont les opérations de cession d’actions échappent à l’application des clauses d’agrément et de préemption).
La « levée du voile social » qualifiée en droit anglo-américain par l’expression « Piercing the Corporate Veil » permet de « contourner la règle de la responsabilité limitée, en faisant peser les dettes sociales qu’une société ne peut pas éponger sur ses investisseurs plutôt que sur les créanciers (volontaires et involontaires). Stricto sensu, cette expression renvoie à la possibilité de ne pas reconnaître la règle de la responsabilité limitée et à ainsi imposer aux actionnaires d’une société, la réparation du dommage causé par la société dans laquelle ils ont investi, au moyen de leurs biens personnels. Lato sensu, elle implique d’engager la responsabilité des personnes qui disposaient du contrôle de la société (actionnaires ou dirigeant).
Cette conception extensive permet « non seulement d’écarter la règle de la responsabilité limitée, mais également celle de la séparation des patrimoines et de la théorie de l’organe ».
La proposition de l’institution d’un mécanisme de responsabilité solidaire des sociétés mères ou sociétés contrôlées ou sous le même contrôle, ne repose pas sur des facteurs déjà considérés par la doctrine et la jurisprudence comme justifiant la levée du voile social, mais sur l’affiliation en tant qu’elle constitue un critère déterminant l’inopposabilité des mécanismes de contrôle de la cession d’actions.
Mais avant, il faut commencer par rappeler que la levée du voile social peut s’opérer à la fois dans le cadre de la responsabilité contractuelle et de la responsabilité délictuelle. Ensuite, tandis que dans la jurisprudence, la levée du voile social est examinée au cas par cas, la réunion de trois conditions est exigée par la doctrine.
Ainsi, pour que le voile social puisse être levé, il faudrait qu’existent : « 1) une situation de contrôle excessif de la société mère sur sa filiale, 2) un abus de cette situation ou à tout le moins, un comportement fautif qui peut être reproché à la société mère ou un abus de la personnalité juridique et 3) un dommage causé par la comportement reproché mais également lorsque les sociétés mères « sont au courant d’une situation générale propices à des {dommages}, ou du moins devraient être au courant et tenue de réagir pour réduire le risque ».
Or, à titre d’exemple, la détermination du caractère excessif du contrôle d’une société mère sur sa filiale repose moins sur les critères de la qualification du groupe de sociétés. Même la détention de la totalité des parts n’est pas en soi, déterminante. Pour ainsi lever le voile social sur le fondement du caractère excessif du contrôle exercé sur une filiale par la société mère, « il faut démontrer un manque total d’indépendance de facto de la société filiale et une impossibilité pure et simple pour ses directeurs d’administrer leur société et de prendre des décisions dans son intérêt social propre ».
Au nombre des indices permettant d’établir la preuve du manque d’indépendance figurent, le fait que la filiale ne tienne pas de comptabilité séparée, qu’elle ne dispose ni d’un siège social propre, ni n’a respecté les formalités relatives aux réunions de son assemblée générale et de son Conseil d’administration.
Alors que les facteurs précités sont cumulatifs, il résulte de ce seul exemple déjà qu’une application stricte de ces indices rendrait inéluctablement inefficace toute tentative de démonstration de la levée du voile social sur ces fondements.
Car, pour ce qui concerne la démonstration du contrôle excessif, en vertu d’une exigence légale, les sociétés minières menant leurs activités dans les Etats d’Afrique de l’Ouest sont tenues d’avoir leur siège social sur le territoire de l’Etat dont les ressources sont exploitées. De même, elles ne peuvent pas ne pas tenir leurs assemblées générales et conseils d’administration, étant entendu que les Etats y sont, en raison de leurs participations au capital, représentés par des administrateurs ayant vocation à défendre leurs intérêts.
C’est compte tenu de la difficulté de démonstration de la preuve de ces indices qu’il vaut mieux reposer la proposition de la levée du voile social sur le critère l’affiliation permettant aux sociétés cédantes de s’affranchir de la cession d’actions au bénéfices des cessionnaires (sociétés affiliées). On exigerait que pour la durée de validité initiale du titre minier, les cédants soient solidairement responsables des manquements des cessionnaires non contrôlés en raison de l’affiliation à leurs obligations légales et contractuels.
Les cessionnaires seraient ainsi exclusivement responsables de leurs actes qu’à compter d’une éventuelle prorogation de la durée de validité du titre. Un tel mécanisme aurait un double avantage.
D’abord, il permettrait d’éviter que l’inopposabilité des mécanismes de contrôle qui résulte de l’affiliation ne conduise les cédants à examiner avec peu de rigueur, le sérieux et les motivations réelles des cessionnaires (sociétés affiliées) auxquelles elles cèdent leurs actions.
Ensuite, il apparaîtrait comme un instrument équitable de conciliation du droit des sociétés affiliées à la libre cession de leurs actions et le droit des Etats de contrôler l’évolution de l’actionnariat desdites sociétés.
Jean Paul KOTEMBEDOUNO (KO-TEM-BE-DOU-NO)
Membre du Conseil national de la transition (CNT)
Rapporteur de la Commission Constitution, Lois, Administration publique, organisation judiciaire.